Myanmar (ex-Birmanie): la démocratie...pour plus tard !


Cédric Matthey

Dix ans déjà que la junte militaire usurpe au vu et au su de la communauté internationale, le pouvoir qu'elle a illégalement confisqué au peuple birman qui, lors d'élections mises sur pied par la junte, avait infligé un camouflet à cette dernière en donnant la majorité des voix à la Ligue nationale pour la démocratie, dirigée par la charismatique Aung San Suu Kyi. La démocratie plébiscitée par la majorité de la population birmane n'a, à ce jour, encore jamais vu le jour.

Triste anniversaire en vérité que ces dix ans de dictature féroce, incluant son lot de persécutions, de brimades, de massacres (à l'encontre de certaines minorités ethniques) et d'incarcérations. Pour que cette lutte pour l'instauration de la démocratie au Myanmar ne reste pas dans l'ombre des contrats juteux signés par plusieurs sociétés occidentales et asiatiques, il n'est peut-être pas inutile d'effectuer un retour dans le temps et de se pencher a posteriori sur le déroulement des événements ayant abouti à cette glaciation.

Moine bouddhiste d'origine occidentale ayant vécu huit en Birmanie, Alan Clements * dresse un bilan de la situation prévalant à l'époque, soit en 1990, au Myanmar. Une situation dramatique que dépeint une amie à lui, ancienne réalisatrice de films âgées alors de 80 ans: "Nous n'avons jamais connu de période plus noire. Même à l'époque de la barbarie japonaise dont nous avons souffert pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Jour après jour, on croit se réveiller au coeur d'un effroyable cauchemar. Par moments, on oublie; on voit les arbres, les fleurs. Et puis on entend des hurlements dans la nuit, et on sait que quelqu'un vient d'être emmené."

Un ancien professeur d'université, contraint d'exercer la profession de chauffeur de taxi après la fermeture des collèges et lycées après 1988, estime qu'"une génération entière de Birmans instruits est en train d'être anéantie.". Et d'ajouter: "La junte militaire nous transforme en sous-hommes.". Cette appréciation rejoint celle d'Aung San Suu Kyi qui, dans son ouvrage "Se libérer de la peur" (éd. des Femmes, 1991) estimait que: "Ce n'est pas le pouvoir qui corrompt, mais la peur. La peur de perdre le pouvoir corrompt ceux qui le détiennent, et la peur du fléau du pouvoir corrompt ceux qui y sont soumis."

Alan Clements s'est entretenu avec Aung San Suu Kyi ** qui s'inspire d'une phrase de son père pour faire front face à la junte: "Espère le meilleur...et prépare-toi au pire". La religion bouddhiste qu'elle pratique régulièrement éclaire sa vision non-violente de la lutte pour la démocratie: "Je ne crois pas dans une lutte violente pour la raison suivante: elle perpétuera la tradition selon laquelle celui qui manie le mieux les armes manie le pouvoir. Même si le mouvement démocratique devait triompher par la force des armes, cela laisserait dans les esprits l'idée que quiconque dispose d'un armement supérieur pourra vaincre en définitive. Cela ne saurait aider la démocratie", affirme-t-elle.

A ceux, en Occident ou en Asie, qui s'opposent à des sanctions économiques sous prétexte que cette manière de procéder nuirait au peuple birman lui-même, Aung San Suu Kyi rétorque: "Comment la grande majorité du peuple pourrait-elle être plus lésée qu'elle ne l'est déjà ?". "Nous rampons déjà", lui a dit un jour un de ses amis.

Aung San Suu Kyi explique de la manière suivante les raisons et les fondements de la lutte pour l'instauration de la démocratie en Birmanie: "Nous aimerions que les gens voient et comprennent pourquoi un système politique concerne la vie quotidienne. Pourquoi nous ne pouvons pas ignorer la politique et nous intéresser uniquement à l'économie, comme les autorités aimeraient que nous le fassions. Nous voulons qu'ils comprennent que notre lutte pour la démocratie est une lutte pour notre vie de tous les jours, qu'elle n'en est pas distincte... Ce pour quoi nous luttons, c'est un changement dans nos vies de tous les jours. Nous voulons être libérés de la peur et du besoin."

A l'heure où les sujets d'actualité se chassent les uns les autres dans nos médias, il est urgent et indispensable de rappeler ici que la chape du plomb dont la junte militaire a recouvert le Myanmar n'est toujours pas levée. Ce pays a en quelque sorte été stoppé net une dizaine d'années durant et cela continue, dans son parcours vers plus de reconnaissance et de dignité humaine. L'espoir placé dans la communauté internationale pour exercer une pression sur le gouvernement birman paraît bien vain et aléatoire et la population birmane devra apprendre à compter sur ses propres forces, ce qu'elle fait courageusement jour après jour.


* Alan Clements (autour d'une enquête d'), Dossier noir: Birmanie, éd. Dagorno, 1994. Préface de Bernard Kouchner

** Aung San Suu Kyi, La voix du défi: conversations avec Alan Clements, éd. Stock, 1996,



©2000 Cédric Matthey
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