Rien ne va plus... les jeux sont faits - Parallèles entre le monde de la finance et les jeux de hasard

Pascale Boyer *

« De toutes les passions, la peur est celle qui affaiblit le plus le jugement. » Cardinal de Retz

En 1995, la plus ancienne banque anglaise Barings, tombait en faillite suite aux malversations dans le marchés des produits dérivés d’un trader malhonnête, Nick Leeson. Son cas n’est pas une exception. Il y en a eu d’autres avant et il y en aura d’autres après lui.
Comment en arrive-t-on là? Quels sont les mécanismes psychologiques qui mènent à un tel désastre?
Les cas sont en majeure partie individuels. Ils sont caractérisés principalement par la folie, résultat de l’erreur humaine, de l’ignorance et d’une perte de contrôle dans des situations très complexes. On peut tirer, malheureusement, un étrange parallèle entre la finance et les jeux de hasard où la folie mène à des comportements irrationnels.

Pour expliquer ces problèmes, deux théories économiques s’affrontent. La première est la théorie classique dont l’affirmation centrale est la rationalité des acteurs du marché qui conduit à leur efficacité totale. La seconde, qui est beaucoup plus adaptée à la réalité, est la finance comportementale et la théorie de la décision qui y est associée. Elles sont principalement utilisées pour donner une explication plus complète et une modélisation de la prise de décision dans l’incertitude.

L’homme n’est pas rationnel par nature
L’être humain n’est pas un ordinateur, il ne peut pas penser rationnellement de manière continue et est beaucoup plus sujet à des « sauts intuitifs » qui vont l’aider à s’adapter à de nouvelles circonstances et à interagir avec d’autres personnes. L’homme est assez peu doué en termes de raisonnement statistique, de calcul de probabilité et d’analyse logique. C’est d’ailleurs pour cette raison que, dans les banques, les personnes qui travaillent dans le « trading » (achat et vente de titres) sont formées en continu dans ces disciplines. C’est toujours pour cette même raison que les banques utilisent de plus en plus de modèles informatiques afin de court-circuiter la prise de décision humaine.

Les individus sont souvent victimes de l’illusion de pouvoir, de leur capacité à gagner tous les paris. Cette confiance est souvent récompensée dans la finance et peut devenir un risque important quand les individus commencent à imaginer qu’ils peuvent contrôler l’incontrôlable ou prédire ce qui en réalité est largement dû au hasard. Ceci peut aller encore plus loin lorsqu’ils croient qu’ils peuvent faire bouger les prix par la seule force de leur volonté. Ces fantaisies sont beaucoup plus fréquentes que l’on ne pourrait l’imaginer.
Dans la majorité des cas, la déviance débute en réponse à quelque chose qui s’est mal passé et qui a généré de grosses pertes. Même après avoir récupéré une partie des pertes, la personne recommence, mais cette fois en falsifiant des documents, en inventant des clients fictifs et en mentant à son supérieur. Dans le monde de la finance, la tentation n’est jamais très loin. Bien que les régimes se soient renforcés ces dernières années, certains employés trouvent toujours des moyens de détourner le système (par des informations privilégiées, par des opérations douteuses impliquant l’argent de la banque,...).

Est-ce que cela signifie que la finance est plus sensible aux problèmes de déviance?
En fait, on entend plus souvent parler de ce genre de problèmes à cause de leur visibilité et des sommes colossales qui sont impliquées. Toutefois, les circonstances sont aussi plus complexes que dans d’autres activités. De plus, ce monde est entouré d’une aura qui véhicule des visions de richesse, de pouvoir et de réputation.

Trois motifs clés - le cercle vicieux
L’avidité, la peur et l’amour-propre sont générateurs de ces événements.
L’avidité vise à tout mettre en oeuvre pour élever son statut au plus haut de l’ordre hiérarchique en place. Plus on se trouve dans une position prestigieuse mieux on se porte en termes de survie. La santé, la satisfaction s’améliorent ainsi avec le statut. En affaires, l’avidité semble normale. C’est, en effet, ce qui motive les gens à travailler longtemps, à accepter des promotions qu’ils devraient refuser, à effectuer des tâches qu’ils détestent et à sacrifier leurs intérêts à long terme pour des gains à court terme. Le raisonnement est applicable aux jeux de hasard : pour atteindre du prestige, il faut de l’argent et donc pour cela il faut jouer énormément. De cette manière aussi, les joueurs sacrifient les intérêts à long terme comme l’épargne ou la possibilité de réaliser des projets pour bénéficier de gains « hypothétiques » à court terme qu’ils vont rejouer et probablement perdre. Tout cela sans parler de l’endettement qui hypothèque carrément les intérêts à long terme.

La peur supplante tous les autres facteurs quand elle surgit. Certaines études montrent que l’homme n’a pas peur du risque mais des conséquences et principalement des pertes financières ou matérielles y relatives. Les comportements changent de manière inattendue quand des menaces pointent à l’horizon. La peur de perdre est constamment présente en finance. Elle peut pousser les gens à des actes désespérés (crises de panique, augmentation des paris, prise de risques insensés). Souvent, ils préfèrent prendre de plus grands risques pour échapper à des pertes que de s’assurer des gains. Il s’agit d’un comportement que l’on retrouve chez les joueurs de casino. Le principe de la dernière chance : quand un joueur mise tout ce qui lui reste en bloc sur un numéro qu’il croit magique.

L’amour propre est l’importance d’être bien considéré par tous les individus constituant la communauté. Dans le monde des affaires, c’est le motif qui guide tous les comportements. En effet, la réputation compte beaucoup plus que les récompenses financières principalement parce que cela garantit les intérêts à long terme. Lorsque la visibilité est très grande, la réputation est un bien que les gens soignent énormément. Le jeu de hasard est souvent vu comme un moyen d’accéder à des niveaux sociaux plus élevés, donc à une visibilité et à une réputation dignes de ce nom.

Les autres facteurs déterminants et... aggravants

Dans la majorité des situations, les trois facteurs décrits plus haut ont des effets bénéfiques en affaires: l’avidité créée la richesse, la peur prévient les désastres et l’amour propre construit le succès. Dans des proportions équilibrées, allié à l’intelligence et à de fortes compétences, poussées par un bon réseau social, ils aident à créer des affaires importantes. Associés aux facteurs ci-dessus, les désastres sont par contre générés par des déséquilibres et les problèmes suivants: des profils à hauts risques, un management incompétent et une culture d’entreprise négligente.
Les profils risqués impliquent des motifs de succès à tout prix et peu de motivation à le faire par les moyens conventionnels. Typiquement des compétences faibles, une classe sociale inadaptée ou une place défavorisée au sein de l’entreprise limitent ces ambitions. Ajoutons à cela des envies d’action et une propension à contourner les règles établies, vous obtenez un profil à haut risque. Cela peut se résumer en une phrase: recherche défis payants sans travailler dur. Le profil des joueurs se claque parfaitement sur celui décrit précédemment : des individus facilement influençables qui recherchent des émotions et des gains qui leur permettront de réaliser tous leurs souhaits.
Le management incompétent ne se repère pas d’un seul coup d’oeil. Souvent, les environnements de courtage semblent très bien gérés dans le sens où ils possèdent bien souvent des hiérarchies plates avec une gestion plutôt en groupes. C’est un problème dans un monde géré par l’avidité, la peur et l’amour propre. Les chefs doivent être impliqués au bon niveau - intervenir sans interférer, motiver sans être absent. Malheureusement, ils sont souvent incapable de se sentir impliqués car ils ne comprennent pas ce que leurs subordonnés font. Les « traders » dans cet environnement considèrent qu’un chef est bon lorsqu’il les laisse tranquille. Le résultat final est que, sans contrôle, les mauvaises habitudes se développent rapidement sans être remarquées. Dans le domaine du jeu, on pourrait déduire que cette lacune est en fait un manque de surveillance étatique ou privé sur les individus. L’Etat devrait théoriquement protéger les personnes les plus faibles et les privés, comme la famille ou les amis, devraient raisonner la personne et la faire arrêter. Mais, les joueurs sont souvent des personnes seules qui n’ont pas de famille ou très peu d’amis à qui parler.
Une culture d’entreprise négligente complète le tout en laissant les individus seuls sans surveillance et sans règles. Cela vient principalement du fait que beaucoup de banques ont commencé à s’improviser dans certains métiers de la finance. Ils ont donc fait confiance à des personnes qui semblaient posséder les connaissances. La mystique de certains « traders » se situe dans l’intuition ou comment faire de l’argent en allant à l’encontre de la tendance. La négligence culturelle suit lorsque les entreprises sont plus intéressées à faire de l’argent et que les personnes chargées de contrôler ne tiennent pas compte de ce qui se passe réellement. Au sein des casinos et autres maisons de jeux, les propriétaires ne se soucient guère des états financiers et moraux de leurs clients.

Solutions et protections

Les solutions sont multiples mais restent incomplètes. On peut réduire les risques par les moyens suivants: méthodes de sélection systématiques, formation intensive et régulière, managers compétents dans les domaines financier et managérial, moins d’importance donnée aux récompenses individuelles, concentration sur les groupes, création de climat d’ouverture, de partage et d’apprentissage des erreurs.

Pour limiter les désastres personnels dans le monde des jeux de hasard, il faudrait limiter les mises et les gains, fournir un soutien moral et psychologique, tenter d’inverser la tendance matérialiste.

Partout où se trouvent des individus qui prennent des décisions, le potentiel existe pour créer des désastres et des problèmes. Dans la finance comme dans les jeux de hasard où les récompenses sont si démesurées, il y aura toujours des crimes et des chaos spectaculaires.




©2000 Pascale Boyer
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