Titanic comme un début de siècle de nouveau

Alain Christophe

1. Abstrait

Les Ardennes, les découpages du nord de l'Ecosse ou de l'Irlande, les nords tout courts, ça vous a des ambiances en commun pour ne pas dire le vent, les cimetières, les ciels lourds et les chapelles pointant à les éventrer leurs muets sommets, l'eau, celle des canaux ou verticale en pleine face, les chaussées envahies d'un brouillard torve à déformer les habitations et peut-être des cris dans ces tableaux, plaintes venues comme du pont d'une embarcation où la cloche, devenue effrayante sirène, nargue les vivants.

La neige qui recouvre le tableau atténue le vacarme comme toujours l'hiver.

Ainsi erre déjà le siècle qui voulait se faire nouveau et qui, sous une fourrure criarde, n'est que pâle blessure de son prédécesseur. L'horloge, honnête, fixée au même endroit qu'à la dernière seconde, au dernier souffle de l'an qu'elle a quitté, par le mouvement, rappelle invariablement qu'aucun défi ne saurait en émouvoir le cadran, qu'aucun artifice n'entraverait ou ne perturberait son cours. Blême à frémir, la silhouette lui tournant le dos, gras de complaisances et lourd d'alcools multiples, était mais demeure désespérément vide, agrippant la rampe d'escalier comme un compte bancaire qu'il voudrait secouer à lui faire cracher l'essence de ses chiffres. Sur le verglas du pont, il tangue comme un marin ivre et tourne mais en vain et retourne les chiffres d'une illusoire combinaison. Maudit soit-il qui, empêtré dans l'immaculé paysage, ne rejoint pour ammare que de vieux arbres tordus, tels d'improbables mâts interdits à toute voilure désormais.


2. Concrêt
Tory Sound, 22 février 2000

Le Tormor se fraie un passage à travers le chenal - ce sera la seule fois de toute ma semaine qu'il quittera le quai du mainland pour entreprendre la desserte de l'île habitée la plus incroyable de cette Europe dont elle fait partie. Oilean Toraigh - en gaélique -, 250 âmes, à deux heures de distance en cette saison et pour autant qu'une traversée puisse être envisagée. Car cette bande de terre est tellement exposée que l'accès au ponton en est rapidement rendu impossible par les éléments...
La côte s'éloigne, Bloody Foreland, c'est son nom, s'efface, petit à petit la silhouette de Tory grandit, son phare clignote dans le gris, le petit ferry, pour un jour de conditions dites favorables, prend de rudes secousses et il pleut comme toujours. Entassés sur les banquettes, des paquets de toute sorte, ravitaillement essentiel héliporté dans les cas d'extrême rigueur, faits de cartons, colis ou paniers, attendant d'être délivrés à la pointe d'une rageuse atlantique -
seuls passagers du jour, deux femmes et deux enfants essayant, feignant de dormir, pelotonnés l'un contre l'autre -
fin de février surréaliste, fin de cette matinée me voyant poser le pied sur cette jetée Westtown -
comme dans un rêve qui n'en est pas un pour ces insulaires, je remonte la jetée, traverse le premier groupe de maisons, croise un semblant d'école, quelques jeeps au diesel poussif progressant de West en East et inversément, essayant de trouver une raison à un tel isolement, un tel dénuement, croisant et recroisant en deux heures à peine les mêmes femmes, jeeps et enfants, dont le mouvement perpétuel semble rayonner du dépôt alimentaire (sans électricité) aux maisons de l'île.

3. Concret (bis)

Le Tormor a entrepris sa route de retour, les houles déjà s'emplifient, la cadence augmente - je ne réalise pas trop bien encore le contenu de cette demie-journée vécue à l'étranger de l'étranger - longtemps encore me poursuivent les regards lumineux de la petite fille et du petit garçon, il pleut plus fort qu'à l'aller, comme toujours.
De ce lieu septentrional, sauvage entre d'autres, pauvre et dénudé, unique sans doute véritablement dans sa position provocatrice face à l'océan, la lumière se prolonge dans une réflexion intense dans laquelle se mêlent intimement les sentiments divers de la tragédie.

©2000 Alain Christophe
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