Ce texte a été primé en octobre dernier du prix de littérature au 1er Salon-concours international de l'Académie européenne des Arts.


Sandrine


A tous ceux qui, au moins une fois dans leur vie, ont été marqués par le Feu, ils témoignent de la possibilité d'un Désordre, d'une Liberté impossible. Ils vivent dans le territoire de nos rêves.  


Arnaud est brusquement tombé amoureux.
L'amour frappe toujours à l'improviste.
S'il n'était pas sorti plus tard de ses cours ce jour-là, il ne serait pas venu dans ce bureau de poste de quartier, mais il fallait se dépêcher, car il allait être six heures.
Arnaud est tombé amoureux d'un coup, en une seconde. Cela lui a permis de vivre un rêve éveillé, de se rêver plus beau, plus doué, plus fort qu'il ne l'était vraiment..  

Cela a commencé comme une décharge électrique.
A partir d'un rien, d'un rougissement, du sourire de la postière, de son émoi apparent, il est tombé dans les filets de l'envoûtement.  

Arnaud était dans la file, devant le guichet, il ne l'avait jamais vue; brusquement il lui a semblé qu'il la connaissait depuis toujours. Elle ressemblait à l'héroïne de sa bande dessinée préférée.  

Durant la rencontre, la femme est chef d'orchestre, c'est toujours les filles qui montrent les premiers signes.  

Tout à coup les grands yeux verts de la postière l'ont transpercé jusqu'aux reins, il a senti qu'elle le désignait à sa collègue. Il a tout de suite cherché son regard. Il a eu l'impression de voir, en face, son âme soeur. Elle était jolie, les lèvres charnues, le teint hâlé, l'air boudeur;
elle avait les épaules carrées, un corps de reine. mais surtout, il se dégageait d'elle comme une sorte de magie et de mystère. Arnaud éprouvait un sentiment de chaleur qui le gagnait jusqu'au coeur.  

Elle était comme sortie de l'ombre, hors du temps, hors espace, hors groupe, hors norme. Cela a été comme un flash, un éblouissement. Cela l'a surpris complètement. C'est le truc qui t'arrive sur le coin de la gueule. une seconde avant, il ne pensait même pas que cela aurait pu arriver.
Il était vraiment sur orbite, il avait le souffle coupé, l'estomac qui serre. Il sentait comme un affolement et ne pouvait pas arriver à se calmer.
Il était tombé raide dingue, il était complètement tétanisé.
Il avait une absolue confiance en quelqu'un qu'il n'avait jamais vu auparavant, il percevait comme un affleurement du paradis, quelque chose de totalement inédit, qui faisait irruption dans sa vie, une surabondance de présent, avec la conscience d'être extrêmement vivant.

Tout à coup, il avait l'impression qu'un destin s'accomplissait, il avait l'impression d'être porté par quelque chose de plus puissant que lui, il avait l'impression de ne pas être venu dans cette poste en vain, de ne pas avoir vécu en vain jusqu'à maintenant, d'être en harmonie avec quelque chose de secret et d'inexprimable.  

Arnaud avait conscience de l'importance de l'instant.  

Tout à l'heure, il fallait absolument qu'il lui dise quelque chose de personnel, qu'il lui fasse savoir qu'il avait compris le message.   La file devant lui diminuait. S'il ne faisait rien, il allait se retrouver comme un con devant le guichet.
Il y avait une espèce de mécanique qui s'était mise en place.
C'était une évidence, il était extrêmement clair qu'ils devaient, lui et elle, vivre quelque chose ensemble.
Il avait l'impression de s'investir dans un autre destin, l'impression de s'investir dans quelque chose à la fois d'attirant et d'interdit.  

Mais il y avait aussi la peur, la peur qu'elle repousse les avances qu'il allait lui faire, la peur qu'elle se foute de sa gueule, la peur qu'elle ne comprenne rien à ce qui se passait, il y avait aussi l'envie de faire demi-tour, mais l'instinct lui commandait d'avancer.  

Il essayait de rassembler ses neurones pour préparer un semblant de conversation privée, pour formuler quelque chose d'original, mais c'était << Mission impossible >>.
Arrivé à la hauteur du guichet, il eut comme un éblouissement. Elle était encore plus belle qu'il ne l'avait imaginé. Elle lui faisait un effet, comme cela ne s'était jamais produit avec quelqu'un d'autre.   Il avait envie de la toucher, de la serrer contre lui.
Finalement, il balbutia quelques banalités.  

Il y avait un badge collé contre la vitre avec le nom de la postière et l'initale de son prénom. : S...
Il tendit son bulletin de versement et désignant le petit rectangle de plastique transparent fixé à la vitre, il balbutia :
- : S. c'est quoi, Simone ? Suzanne ou Sonia ?
- Sandrine, répondit-elle, en rougissant jusqu'à la racine des cheveux.

Si elle avait eu l'air moqueur ou furieux, si elle s'était franchement foutu de sa gueule, tout se serait terminé, mais elle avait rougi, elle avait l'air effrayée de ce qui lui arrivait, elle était devenue dépendante d'Arnaud, il lui semblait qu'elle remettait sa vie entre ses mains.  

Le sortilège était déclenché.  

Il déposa son billet de cent francs sur le bulletin, leurs mains se frôlèrent.
Arnaud s'enhardit :
- Est-ce que nous ne nous sommes pas déjà vus quelque part, ailleurs ?

Sandrine rougit de nouveau.
- Non, je ne crois pas, mais peut-être dans une autre vie, essaya-t-elle de plaisanter.
Elle était radieuse.
Elle avait interrompu son opération de restitution de la monnaie.
Elle souriait avec des dents blanches et éclatantes.
L'ambiance était devenue magique, le local de la poste paraissait lumineux, les deux jeunes gens avaient synchronisés leurs mimiques. Ils étaient comme coupés du public, de tout ce qui se passait dans le reste de la salle.  

Il étaient comme deux animaux qui s'envoient des ondes.  

Ils restaient immobiles et silencieux.
Ils étaient dans un temps suspendu, heureux de l'image qu'ils s'offraient.
Une complémentarité parfaite s'était refermée sur elle-même autour d'eux, n'impliquant plus aucun besoin d'autrui.
C'était la fascination réciproque.

Il y avait comme un arrêt sur image dans un film à la télévision.  

Ils étaient figés les deux, carréments figés, en se demandant ce qui se passait, à ne plus pouvoir parler.
Ils étaient passés dans l'irréel.
Maintenant, tout paraissait facile à Arnaud. Il lui suffirait de trouver un prétexte pour l'attendre à la sortie de son travail.   Il lui proposerait d'aller prendre un pot, ils entreraient dans un pub, tout le monde se retournerait à leur passage. Il y en a qui diraient : - Comment un mec aussi quelconque peut-il s'envoyer une fille de ce niveau. Et puis, il l'emmènerait à la plage, au restaurant, à la montagne.  

Il pouvait tout, puisqu'il était reconnu, puisqu'elle avait rougi, puisqu'elle lui avait donné des signes, puisqu'elle avait planté son regard dans ses yeux, puisqu'elle avait répondu à ses questions, puisqu'elle lui avait donné toutes les informations qu'il voulait, puisqu'elle lui aurait donné encore beaucoup d'autres informations s'il les lui avait demandées, puisqu'il savait..., puisqu'il était sûr...  

Le silence s'éternisait.  

Puis quelqu'un, dans la file, derrière a crié : Qu'est-ce qui se passe ? Ca n'avance plus, je suis pressé.  

Cela a été la chute.
Arnaud s'est réveillé, il a repris sa monnaie. Il est sorti un peu hébété de la poste.
Arnaud pour la première fois de sa vie avait inscrit le sacré dans son existence.
Maintenant, il était marqué au fer rouge.
Il ne le savait pas encore, mais il était probable qu'il n'allait que très peu dormir cette nuit, parce qu'il allait penser tout le temps à Sandrine.
Il ressentait une énergie vitale extraordinaire.
Il réalisait qu'elle portait en elle quelque chose d'unique, dont il avait toujours ressenti le manque, sans qu'il en ait été très conscient.

Cependant, en sortant de la poste, il est sorti du monde de la démesure, du monde des vents violents, il a repassé la frontière, il a quitté le pays où les héros, les fous de Dieu, les amoureux, entendent, sentent, voient ce que les gens ordinaires ignorent, il a retrouvé le pays où les homme orchestrent leurs pratiques dans la perspective d'une construction, d'un projet, d'une organisation.  

Dehors, il pleuvait légèrement. Il a plongé tout à coup, dans la vie quotidienne. Il s'est aperçu qu'il avait les pieds gonflés, parce qu'il ne s'était pas déchaussé depuis le matin. Il a vu qu'il avait une tache de fruit sur son pull; il a réalisé qu'il devait préparer une épreuve d'algèbre pour le lendemain.
Il s'est retrouvé dans la grisaille et pour faire quelque chose de concret, il s'est précipité dans la cabine téléphonique qui jouxtait l'entrée de la poste et il s'est mis à compulser fébrilement l'annuaire électronique pour chercher l'adresse de Sandrine.

Il a dû s'y prendre à trois fois pour trouver son numéro de téléphone, puis, tout à coup, il s'est aperçu... qu'il y avait deux noms à l'adresse indiquée, un autre nom, le nom d'un type, un nom slave, avec des ch, des z, des s, probablement un nom hongrois, tchèque ou yougoslave.  

Arnaud est resté interloqué.
Elle vit avec un mec, elle n'est pas seule, alors pourquoi ce comportement avec moi, s'est-il brusquement demandé.  

Très vite, Arnaud s'est rassuré.
C'est peut-être simplement un colocataire ou alors son ami, mais ils sont en fin de liaison, sur le point de se brouiller.
Il s'agit, sûrement d'un couple en décomposition. Ils ne vivent plus que dans l'indifférence, les vieilles habitudes, la mort annoncée.   Peut-être même, qu'ils se sont déjà quittés et que le nom est resté inscrit dans l'annuaire, parce que personne n'a eu l'idée de le faire radier..  

Il faut en avoir le coeur net, s'est dit Arnaud.
Je vais l'attendre à la porte de sortie du personnel et je vais carrément lui poser la question.
Je lui dirai d'abord : Je vous ai attendu car, il faut qu'on se parle, j'ai des choses à vous dire.
Puis, après, je lui poserai carrément la question. Peut-être me prendra-t-elle pour un fou, mais au moins, ensuite, je serai au clair.

La porte de sortie du personnel était située derrière le bâtiment, elle donnait dans une cour un peu sombre. Quelques personnes attendaient en bavardant sur le trottoir, probablement des parents, des proches des employés. Il continuait à pleuvoir.
De temps en temps, la porte s'ouvrait, laissant apparaître un rectangle lumineux, puis quelqu'un sortait rapidement.  

Tout à coup, Sandrine est apparue, vêtue d'un ciré, encapuchonnée à cause du mauvais temps. Elle avait l'air d'une poupée enveloppée dans du plastique transparent.
Elle était très pâle.  

Quand elle a vu Arnaud, elle s'est approchée de lui et lui a saisi le bras, puis lui a dit d'un ton précipité :
- Vous n'auriez pas du m'attendre ici, j'ai un ami qui me poursuit depuis des mois d'une jalousie maladive, il est en ce moment en pleine crise, il m'invente des amants que je n'ai pas, il est violent, il est capable de tout, il est dangereux.
- Revenez demain prendre le café avec moi, au restaurant de l'Etoile, j'y mange seule tous les jours.  

Arnaud n'a pas eu le temps de répondre. Il a senti tout à coup, une douleur fulgurante derrière l'omoplate gauche, il ne pouvait plus respirer, il a voulu parler, mais il est tombé en avant, une lame plantée dans le dos.  

Il est tombé les bras en croix, comme s'il avait voulu se retenir à la jeune femme, il gisait maintenant étendu de tout son long. Sa tête avait frappé le bord du trottoir. Il y avait un filet de sang dans la flaque de pluie luisante sous le réverbère.

Sandrine était blême, ses jambes tremblaient, elle était incapable de prononcer une parole.
Un peu plus loin, à deux mètres de là, un homme pleurait silencieusement, les yeux vagues, comme résigné à son sort.
Une femme a hurlé.
- Il y a un monsieur qui a eu un malaise.
Un gros monsieur s'est agenouillé près du corps, il a pris le pouls d'Arnaud. Il a dit : Il ne respire plus.
Les passants attroupés, de plus en plus nombreux.
Quelqu'un devait déjà avoir téléphoné, car on entendait au loin les sirènes stridentes des voitures de police qui s'approchaient.  

Brusquement, l'histoire de Sandrine et Arnaud est devenue éternelle. Elle est devenue l'histoire merveilleuse, magique d'un possible, mais une histoire qui se refermait sur elle-même.
Cela a été comme un rideau qui se serait entrouvert sur un monde lumineux, puis qu'on aurait rabaissé.  

Ce qui allait se passer maintenant n'avait plus aucune importance.  

...   Si Arnaud n'était pas sorti plus tard de ses cours, il ne serait pas venu dans ce bureau de poste de quartier, mais il fallait se dépêcher.


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©1999 Claude Charles
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