URGENCE DE L'ETERNITE

Georges Haldas *

Cela peut paraître étrange. Mais plus je sens que personne ou presque, aujourd'hui, ne lit de la poésie, plus impérieux en moi est, dans ce désert, le besoin d'écrire des poèmes. Et même si demain le monde devait exploser, la terre être anéantie et l'humanité disparaître, je ne cesserai, s'il m'en "vient", de les écrire. Cela prouve simplement que l'inspiration poétique est bel et bien reliée aux assises de la vie. Et pas seulement la vie terrestre. Mais à sa Source, créatrice de toutes choses ou, si on préfère, la Grande, la Surprésence, soustraite à l'espace/temps comme à tout conditionnement. Et, avec elle, une part en nous échappant, du même coup, à la mort. Bref, quelque chose comme une étincelle - une graine - d'éternité vivante.

Cela étant, je m'étonne - mais est-ce que vraiment, le connaissant, je m'étonne ? - que Cioran, en dépit de sa lucidité, ait pu écrire : "Ce matin, après avoir entendu un astronome parler des milliards de soleils, j'ai renoncé à faire ma toilette. A quoi bon se lever encore ?". Franchement dit, ma réaction au propos de l'astronome en question se situe aux antipodes. Si rattachés en effet que nous soyons au cosmos, c'est corporellement que nous le sommes. Alors que la petite graine d'éternité en nous vit d'un tout autre régime que celui dans lequel d'ordinaire nous évoluons. Autrement dit, le royaume de ce monde et ses aléas et vicissitudes.

Dès lors, y aurait-il des milliards de milliards de galaxies, que nous importe ? Et quand bien même l'univers est en expansion, et qu'on sait à présent que le soleil qui nous éclaire est promis, selon de sûres prévisions à une destruction certaine dans quelque cinq milliards d'années, que nous importe ? Nous n'avons affaire là qu'à des réalités extérieures, matérielles, quantifiables. Alors que notre réalité intime relève, comme nous venons de le dire, d'un tout autre ordre, non mesurable. Nous permettant de percevoir, elle, la qualité des choses. Et si elle participe de l'éternité vivante, c'est à chaque seconde que celle-ci se manifeste et nous requiert Tout ce que nous accomplissons donc en ce monde, qui est celui de l'éphémère et des conditionnements, aussitôt s'inscrit dans cette éternité. Au royaume, cette fois, de l'invisible.

Tout peut donc, d'une seconde à l'autre, se désintégrer, l'impératif de cette réalité intime, substance, si on peut dire, de la relation entre les êtres - et à la Source originelle - ne saurait en être affectée. Non plus qu'influcencée. Et c'est bien pourquoi, si demain, pulvérisée est notre planète, plus que jamais il nous faut, minutieusement et librement, et d'une manière inconditionnelle, nous acquitter de nos tâches humaines. Pour moi donc, écrire des poèmes. Pour le chirurgien, opérer son patient. Pour la mère, mettre au monde son enfant. Car là est, si j'ose dire, au coeur du temps, l'urgence de l'éternité. Qui aurait dû inciter M. Cioran à faire plus soigneusement encore sa toilette. Et surtout ne pas se poser la question de l'à quoi bon? Puisque dans l'acte même de faire notre toilette, présente est déjà la petite graine - l'étincelle - de l'éternité.


* Ecrivain, poète, essayiste, critique littéraire, auteur de nombreuses chroniques


©1999 Georges Haldas
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