Montréal, ou la facilité


Laurent P. Weber

Le montréalais est un être étrange. Ceux qui liront ceci, d'un côté de la grande bleue, seront d'ailleurs convaincus du bien fondé de mon propos. D'autres, à 6 heures d'ici, ou de là, ne liront ici que le ramassis de normalités -j'allais dire 'banalités'- qu'un européen de passage, un naïf de la dernière averse, s'est senti obligé d'ergoter. Soit. On ne meurt qu'une fois, fût-ce de ridicule.

Biel-Bienne, canton de Berne, à 1h30 de Zurich à l'est, idem pour Genève à l'ouest - enfin, cela dépend fortement du conducteur, 50 et quelques milles habitants, 9 ème ville helvète, un bled à l'échelle nord-américaine, une gueule franchement morose, peut se targuer d'être 'la' ville bilingue suisse. La parallèle est aisée. Demandez-y l'heure, la réponse aura tantôt fusé du premier passant, en français, en Suisse-Allemand - dialecte grammaphobe hérissant tantôt les poils d'oreilles francophones, et flattant, réconfortant les 'alémaniques' dans ce sentiment de convivialité qu'ils puisent dans cette langue orale. Voire même en Hoch-Deutsch, que l'on vous donnera l'heure dans le berceau de la Swatch. Et 'on' ne doutera pas un instant que vous ayez compris. Exceptions mises à part.

Ici ou là-bas, même topo.

Mais je maintiens le mot, 'étrange'.

Le sondage était aussi scientifiquement rigoureux qu'ennuyant : chauffeur de taxi, trinqueur d'un soir, quidam de boulevard, même, le réd'-en-chef du présent magazine (ndlr: de Montréal à Donf), tous accordent à Montréal un généreux pourcentage situé entre 60 et 70% de francophones. Sur le fond, pas de quoi faire un gars de montréal plus marseillais ou moins calé en chiffres qu'un horloger biennois.

'The Montreal Gazette' du 12 mars 2000 étalait, au milieu d'une ribambelle d'articles consacrés à leurs tendres 'frenchies', quelques chiffres explicites : entre 1981 et 1996, les francophones sont passé de 61 à 55%. La "faute" aux nouveaux immigrants, me suis-je laissé entendre dire, ceux-ci préfèrant apprendre l'anglais à leur arrivée.

C'est pourtant si beau, la facilité. Celle-ci étant de surcroit si propre à Montréal. Ne cherchez donc pas le paradoxe, il n'y en a pas. Non, je ne viens que d'éveiller en vous, d'ici ou de là-bas, la fibre francophone, celle où trône le sentiment que seule la langue française saura jamais créer, l'on ne sait trop comment, cette précieuse aura de savoir-vivre et de laisser-aller au quotidien qui sied si bien à nos tonalités respectives. Avec les différences que l'on laissera à l'abysse des nuances. Et tout francophone frémit de voir sa langue courber l'échine toujours plus bas face à l'autre, celle que vous savez.

'Bienvenue'. Si-si, amis québecois, cela surprend d'entendre cette version bien francisée de 'You're welcome' sortant de vos bouches, qui, dit-on par ici, se nourrissent de rêves d'indépendances. Surprenant, et aussi désarmant qu'un 'S'il vous plaît' alsacien - le tout pour une même signification, 'je vous en prie', 'de rien'.

Une autre enquête -toujours éminemment scientifique- m'a sussuré qu'à travers toute la Suisse Allemande, de Bienne à Zurich et Saint-Gall, l'on s'entend bien souvent dire, en lieu et place de 'Danke', un 'Merci'. Sans oublier les 'accessoire', 'vitrine' et autres 'adieu', eux fichtrement ignorés au nord du Rhin. Même, sans doute amusés par l'étonnant métissage de leurs confédérés outre-Röstigraben, à coup de 'Putzfrau' et autres, les suisse-romands s'appliquent aussi à inclure une délicate référence à ce, ces dialectes qu'ils abhorrent pourtant, pour une large majorité d'individus. Les suisses sont bien étranges. Je maintiendrai aussi le mot.

Comment ne pas songer à quelque relent de l'évident et pourtant nécessaire "Les identités meurtrières", d'Amin Maalouf ? Et ne vous sentez pas dispensés de le lire pour autant.

Mais trève de suissitudes.

Loin d'en avoir l'exclusivité du terme, le montréalais en est néanmoins unique. Il n'est pas que l'habitant d'une ville américaine au fort goût européen, ou vice-versa. D'abord, et l'erreur était aussi flagrante que l'amalgame tentant, le montréalais est multiple. Terreau d'immigration parmi d'autres, la ville a bâti et conservé l'athmosphère bariolée émanant de certaines échoppes du long de Sainte-Catherine ou Saint-Laurent. Conservé, comme rarement ailleurs. Mais attention, les melting-pots accomplis perdent leurs charmes, et le glissement est subtil, mesquin finalement.

Egalement, Montréal est double. C'est la chaleur tonnante de l'été, le verdoyant et les terrasses auxquelles je n'ai pu goûter, c'est aussi la caillure d'un trop long hiver, les trottoirs bougrement glacés, si traitres sous mes semelles lisses comme de la peau de Kojak, c'est cet autre sport national, l'évitement stratégique des gouilles qui n'épargnent aucun carrefour, la texture granulée des flaques imitant si bien le bitûme.

Ce sont les fameux 'dépanneurs', et les mendiants qui, sur le parvis de nombre d'entre eux, répondent, enjoués, 'bonne journée' aux grommellement des passants.

Montréal, ses habitants, haïssez-moi pour le cliché, c'est un accent aussi craquant que Nougaro, des filles aussi belles que l'herbe du voisin, et qui chantonnent : 'mais jé po d'accein !'. Un sourire répond au ton sérieux, et c'est tout un hiver qu'on épanche, entre deux fossettes.




Texte publié simultanément sur
Montréal à Donf.




©2000 Laurent P. Weber
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