Mostly Harmless

Laurent P. Weber, Directeur de publication

'Globalement inoffensive'. Ainsi labellisée, la planète bleue de l'univers loufoque de Douglas Adams encline à une tendre empathie. D'une veine très similaire est la compassion que je me suis surpris à porter à un je-ne-sais-quoi, je-ne-sais-qui, quelque chose comme le maelström doucereux où baignent ceux qui respirent l'air du temps, ceux qui l'inspirent et ceux qui le décortiquent. A bien y réfléchir, je songeais à ces derniers surtout.

Le terme à consonnance 'bateau' de 'période de transition', auquel semblent s'être rangés les analystes invités à s'exprimer sur notre temps et les décades à venir, nous laisse quelque peu sur notre faim. Pourtant, force est de constater que la spirale évolutive dans laquelle nous a propulsé l'exponentialisme des technologies, plonge les sociétés qui y ont accès dans une instabilité qui relègue la notion d'acquis aux oubliettes de l'histoire. De ce fait, les perspectives de structures et de paradigmes réellement nouveaux qu'offrent un univers en mutation, suscitent chez les uns un bouillonnement jubilatoire, recompose de nouvelles étendues inexplorées aux yeux de l'avant-garde, provoque une masturbation intellectuelle rapidement mise au profit de l'entreprenariat, avec les hauts et les bas que l'on connait. Chez d'autres, qui n'ont pu ou su prendre les devants sur les bouleversements que cette nouvelle donne allait provoquer dans leurs existences, peur, frustration, incompréhension et difficultés matérielles jugulent souvent l'énergie nécessaire à de profondes, herculéennes quelques fois, remises en question.  

Eric J. Hobsbawn, dans "l'Age des extrêmes - Histoire du court XXe siècle" *, dresse un portrait surprenant et saisissant de ce siècle, situant la naissance et la mort du bloc soviétique au poste-clé du triomphe de l'idéologie capitaliste, plus directement, de la dispartion des régimes fascistes des années 30 et 40 et, paradoxalement, de la mort de l'idéologie communiste elle-même. Plus encore, il n'hésite pas à considérer que "si nous ignorons ce que la suite nous réserve, à quoi ressemblera le 3e millénaire, [..] nous pouvons être certains que le Court Vingtième Siècle l'aura façonné". Transition, donc. Plus concrètement, et c'est là le point nouveau à retenir de ces dernières décennies, Hobsbawn glisse que "cette crise morale n'est pas seulement une crise des postulats de la civilisation moderne; elle est aussi une crise des structures historiques des relations humaines que la société humaine avait héritées d'un passé pré-industriel et précapitaliste et qui lui avaient permis de fonctionner. Ce n'est pas la crise d'une seule forme d'organisation des sociétés, mais de toutes ses formes."

Ce dernier point, soit l'universalité des domaines où de nouvelles structures et valeurs se profilent et cohabitent non sans heurts avec les anciennes, est lucidement mis en valeur par le regard proposé par l'Observatoire Foreseen, dans un ouvrage ** analysant les enjeux et inconnues d'un antagonisme complexe où se démarquent deux tendances; l'une dopée par la mondialisation économique et sociale, conduisant à la concrétisation d'un village de plus en plus planétaire, l'autre, conduisant les individus, dépossédés d'appartenances traditionnelles telles que l'état-nation ou la famille, à se chercher une nouvelle identité au sein de tribus, résurgences d'anciens clans ou émergences de nouveaux, souvent sous la forme de groupements d'intérêts, ceux-ci étant notamment favorisés par l'essor d'outils tel Internet. Mais les exemples sont innombrables, à l'instar des formes du travail ou des religions, de champs touchés par les restructurations, l'incertitude et les tumultes internes.

A l'ordre du jour, il est de bon ton de ne pas avoir manqué l'éditorial de janvier du Monde Diplomatique, où les tirades du bouillonnant Ignacio Ramonet tendent à convaincre que ce dernier reste en avance d'une guerre ou deux. Gageons que le rétroviseur de l'histoire lira cet essentiel utopiste comme un penseur d'évidences sociales, évidences qui malgré tout ne seraient réalisables qu'à très long terme. Le temps prends les paris quant au nombre d'années qu'il faudra à la "société civile naissante" que plébiscite Ramonet pour s'organiser en un outil efficace.

Dans la foulée de ce que le Monde Diplomatique nomme "le fiasco de Seattle", le World Economic Forum qui se tient ces jours à Davos a ceci de déplacé non pas que le monde économique se retrouve en cercle semi-fermé, à s'entretenir, s'informer, créer des liens commerciaux et esquisser une cohésion où l'essentiel des intérêts particuliers sera sauf, mais que le monde politique, de par sa présence, y prête une sorte d'allégeance. C'est à la politique de prendre les devants et de s'armer de consultants 'indépendants' pour l'informer des réalités et besoins de l'industrie, pas à l'économie d'ouvrir un stand de foire. Que les deux 'locomotives de l'Europe' se retrouvent aujourd'hui éclaboussées par l'affaire Elf permet déjà, d'un clin d'oeil opportuniste, de se demander quel côté de l'atlantique abrite les lobbyismes les plus sournois, mais plus gravement, de remettre en question les liens si étroits qui unissent ces deux entités, à commencer par les rendez-vous diplomatiques aux avions remplis pour plus de la moitié par des industriels-clé d'un pays.

Bien sûr, il est de nombreuses, nobles et nécessaires raisons d'user d'interdisciplinarité, ne serait-ce que pour assurer la cohérence des choix du politique, comme il est aussi vrai que l'accès à certains marchés tel la Chine est pénalisé sans un appui politique, à un niveau ou l'autre de l'administration. Mais le point névralgique, dans la visée des transformations majeures que nous avons effleurées ci-haut et qui prennent place aujourd'hui, est ailleurs. Celui-ci est le rôle que l'on croit lui avoir attribué, et celui que tient De Facto le secteur économique. La puissance que celui-ci a acquise reste une force de l'ombre au regard du citoyen lambda, et le danger réel est de lui laisser ce rôle de filigrane uniquement; plus encore que l'auto-proclamé quatrième pouvoir des médias, dans un décalage subtil, l'industrie est parvenue aujourd'hui à ce statut de Pouvoir. S'il est donc un reproche nécessaire à adresser à Davos, ce n'est pas la tenue d'un congrès affichant de bonnes intentions - ne dupant d'ailleurs personne sur les décisions prises dans le feutré des coulisses-, et rassemblant plus d'un milliers d'industriels triés sur le volet parmi les plus en vue de la planète. Non, le hic de Davos, est que la séparation des pouvoirs soit ainsi violée.

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Nécessairement sensible au même air du temps, sur la forme entendez, Empirique a décidé de changer son mode de parution, abandonnant son format mensuel pour un autre, plus souple, où une nouvelle publication de un à trois articles ou textes seront dorénavant proposés une à deux fois par semaine, selon arrivage et, éventuellement, les circonstances du monde réel. C'est ainsi que vous découvrirez très prochainement un dossier touffu sur la mondialisation, ainsi que de nombreuses autre surprises que vous découvrirez en choisissant soit de consulter régulièrement notre site, soit en vous abonnant - ce que nous conseillons vivement - à notre liste de diffusion commune avec Montréal à Donf et de recevoir une à deux fois par mois un récapitulatif des articles parus. Ainsi, et là le clin d'oeil est également facile, Empirique.com prouve à nouveau que son propre développement reste, tout comme l'Histoire ne semble avoir pu s'en détacher, 'globalement empirique'.


* Edition Complexe, 1998
** "Le retour des clans", Editions Denoël, 1997


©2000 Laurent P. Weber
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